Merci à M. Jean Yves Richier, Docteur en sociologie, de nous autoriser la publication de son article "Famille et bientraitance", ainsi qu'à l'ANDEPHI d'avoir porté ce texte à notre connaissance.
L’auteur, de formation d’éducateur spécialisé, il vient d’obtenir son doctorat de sociologie. Ces travaux ont trait à la sociologie du handicap et notamment à la vie sociale des parents dont l’enfant est déficient intellectuel. Sa réflexion est aujourd’hui élargie à l’ensemble des problématiques du handicap.
Je rappellerai en préambule que la notion de bienveillance, plus récente dans sa déclinaison professionnelle, se situe au niveau de l’intention des professionnels. Elle consiste à aborder l’autre, le plus fragile, avec une attitude positive et avec le souci de faire le bien pour lui. En outre, parce qu’elle comporte la dimension de veille, cette notion revêt aussi bien un caractère individuel que collectif. De ce concept, il convient de retenir l’importance de l’intention envers l’autre, intention que viendront soutenir et expliciter le projet individuel d’accompagnement et le projet d’établissement et de service.
Cet article invite, par conséquent, à prendre en compte le point de vue de la famille dans l’accompagnement institutionnel de leur enfant déficient intellectuel. On ne peut aujourd’hui, et au regard des lois de 2002 et de 2005 qui régissent l’action sociale, s’abstenir du point de vue des parents dans l’élaboration du projet de vie pour l’enfant handicapé. Cette réflexion est issue de mes travaux de recherche en sociologie du handicap.
Si l’accompagnement spécialisé accompli par les travailleurs sociaux avec les enfants déficients intellectuels va de soi pour les parents dont l’enfant est déficient intellectuel, le désir d’apprentissage scolaire, lui, est franchement revendiqué par les parents. Leurs enfants devraient bénéficier d’une scolarité comme les autres enfants « normaux ». Il semble bon et juste pour les parents que leur enfant suive un cursus scolaire même interne à l’institut spécialisé. Les parents pensent que ceux-ci pourraient apprendre à lire et compter et ainsi en trouver une utilité pour leur vie future. Mais alors, pourquoi les parents croient-ils que leur enfant déficient pourra un jour évoluer normalement en société ?
Certes, personne ne souhaite avoir un enfant ne correspondant nullement à ses rêves, mais pour autant lorsque l’anormalité nous atteint, il faut bien continuer à vivre. Cette situation extrêmement pénible, qui ouvre sur un véritable « calvaire », terme souvent employé par les parents a une contre-partie dynamique qui peut la dépasser et la rendre supportable. Les parents de l’enfant handicapé déploient, conséquemment, des stratégies afin d’atténuer leur rapport de souffrance au monde. Ils s’inscrivent dans un contexte les obligeant à agir en fonction d’une rationalité limitée par les possibilités de l’enfant. Il faut pourtant, pour les parents, se voiler certaines réalités de leur existence pour préserver une relation avec leur environnement.
Le handicap mental, lorsqu’il pénètre le cercle familial, engendre un bouleversement de l’identité sociale individuelle. Une autre façon de voir la vie prend naissance dans l’esprit des parents : ils s’inscrivent dans une situation où l’incertitude du lendemain est leur lot quotidien. Les parents ont cependant une idée de ce qu’ils veulent faire et des moyens de mise en œuvre adaptés pour parvenir à leur fin.
Il apparaît que la déficience avec laquelle ils vivent quotidiennement est bien présente dans leur esprit, mais ils la manipulent de manière à cacher son côté honteux et peu enviable.
Les parents s’installent dans une grande solitude. Elle semble s’accentuer, pour la personne déficiente, avec l’avancement dans les âges de la vie. Pourtant, cette solitude a une portée utilitaire : dans cette situation d’isolement, les parents vont inventer leurs propres règles écrites par la logique du handicap et ceci notamment dans les premiers temps de l’enfance.
Ce monde parental est géré par l’incertitude : les parents ne savent pas de quoi sera fait le lendemain. Et pourtant, cette incertitude, liée au diagnostic de la déficience a une influence prépondérante sur les perceptions de l’avenir : tant que la déficience n’est pas diagnostiquée, tout demeure possible même tardivement à l’adolescence. Ici, la phase de l’annonce est prépondérante. L’incertitude permet d’émettre des projets de vie, même douteux dans leurs réussites et de garder l’espoir dans une restauration de la normalité chez l’enfant.
Les parents ne réagissent pas toujours de façon identique face à l’altérité mentale. Ils s’adaptent selon les circonstances : ils restent tributaires de la manière dont les autres perçoivent la déficience de l’enfant et de l’évolution même de celle-ci. Cependant, je mets également en évidence que ce qui différencie les parents est moindre en rapport à ce qui les rassemble. J’ai constaté, et ici je touche le cœur même de ma réflexion, une unité d’attente dans une recherche de normalité. Malgré les disparités des situations de handicap, les parents pensent que tout demeure possible. Ils nous démontrent, au travers de leurs argumentations, que même pris dans une situation particulièrement difficile, il est possible de la dépasser pour se projeter dans une existence supportable.
Les parents ne mentent pas sur leur situation, ils sont convaincus dans leurs propos. Ils raisonnent simplement de manière à réduire leurs contradictions entre ce qu’ils perçoivent des difficultés de l’enfant et leurs projections en une vie à venir. Je noterai ici que leur mode de raisonnement singulier construit par là-même leur identité sociale. Celle-ci n’est pas uniquement forgée dans les interactions entamées avec autrui mais elle est aussi largement associée à l’adhésion à des valeurs qui guident les actions des individus. Ils semblent vouloir atteindre le même idéal de normalité en application d’un raisonnement quasi-similaire et peu commun : c’est en cela qu’ils sont bien repérés comme des individus uniques.
Devant les arguments apparemment incohérents émis par les parents, on est amené à comprendre pourquoi ils raisonnent ainsi, d’une manière étrange, au regard des capacités limitées de leur enfant. Les parents défendent certaines croyances avec d’autant plus de forces qu’ils les pensent partagées par tous : ils ne peuvent se résoudre au fait que leur enfant ne soit accepté par la communauté. Nous savons que l’univers du handicap mental est difficilement maîtrisable. S’il peut apparaître de l’extérieur comme statique, déterminé et immuable, par contre, en pénétrant en son sein, nous nous sommes aperçus qu’il n’en est rien. Les acteurs le rendent dynamique dans leur désir de déni de l’altérité. Toutes les stratégies mises au jour l’attestent ; l’imagination sociale est un instrument essentiel aux croyances des parents se jouant des projections sociétales afin de feindre une existence proche de l’existence des autres. Les parents ont raison de penser que leur enfant puisse accéder à une vie dite normale car il en est de même pour chaque individu ; cela est une valeur partagée. Les raisons qui les poussent, conséquemment, à croire à une survenue de la normalité sont légitimes étant donné qu’elles correspondent à un idéal communément partagé. De ce point de vue, les parents épousent une ligne de conduite rationnelle qui les mènera où ils souhaitent aller.
Qu’en est-il alors de la relation parents – professionnels dans une prise en compte des croyances au sujet du handicap ?
Une perspective épousant une démarche compréhensive nous démontre qu’il est nécessaire de comprendre le point de vue de l’autre pour adapter des réponses pouvant être acceptables pour lui. Le travailleur social croit avoir raison au sujet des outils qu’il élabore dans l’accompagnement de la personne handicapée. S’il les emploie, c’est qu’il pense qu’ils sont bons et utiles à l’évolution de la personne. Pourtant, les parents se montrent parfois peu crédules face aux méthodes et inventions éducatives déployées. Ils peuvent estimer que les interventions ne font guère évoluer leur enfant. Il existe une in-compréhension. La personne déficiente intellectuelle devient l’enjeu d’éternelles justifications quant aux actions menées à ses côtés qu’elles soient familiales ou éducatives.
Un modèle type, simple et exemplaire, de ce désaccord est celui de la réfection du lit. Les éducateurs, notamment dans le cadre de l’internat d’un établissement spécialisé, sont amenés à gérer le quotidien de la personne déficiente intellectuelle. Le développement des gestes journaliers et des évolutions, en terme d’autonomie « limitée », est bien entendu recherché. Nous avons eu écho, encore récemment, que des parents rencontrés au cours d’une réunion, ne croyaient pas que leur enfant puisse faire son lit seul à l’internat. Effectivement, l’enfant chez lui, ne se consacre pas à cette tâche dévolue aux parents. C’est avec une certaine fierté éducative que l’épisode de la réfection du lit est retransmis aux parents incrédules. L’enfant, dans ce cas précis, renforce la croyance éducative en une évolution possible de son autonomie et laisse pantois des parents soupçonneux à cet égard. Ces derniers proposent alors des contre-exemples comme autant de contre-argumentations. Les travailleurs sociaux peuvent alors douter des capacités dont fait montre la personne handicapée à son domicile.
Pour exemple, le cas de cette jeune adolescente qui, en institution, ne se déplace à l’extérieur qu’accompagnée de ses éducateurs, alors même que chez elle, d’après les dires parentaux, elle a la possibilité de sortir seule. Ici, elle est estimée comme non-autonome par l’institution et a contrario assez autonome pour les parents pour pouvoir s’émanciper. L’incompréhension engendre des conflits peu propices au développement de l’enfant handicapé. Comprendre le point de vue de l’autre, sans pour autant le faire sien, autorise à une ouverture sur un contexte qu’il a lui-même construit. L’individu en créant son contexte, notamment en fonction de la situation du handicap, fabrique également les stratégies qu’il va appliquer pour agir sur autrui. Le travailleur social, après avoir recueilli toutes les informations qui lui permettent de bien cerner les bonnes raisons des attitudes et des argumentations des parents, peut comprendre comment se situer face à ceux-ci et surtout, comprendre comment prendre en considération certaines revendications pour les inclure dans son propre projet pour l’enfant handicapé.
La légitimité du savoir parental est issue du fait que les parents sont les premiers concernés par le handicap. Ils ont appris à vivre avec, en instaurant des interventions à ses côtés, engendrées par un contexte particulièrement émotionnel. S’abstraire de ce vécu, en tant que travailleur social auprès d’une population de déficients intellectuels, s’est effectivement se poser en tant qu’être omniscient, croyant en sa seule vérité et fermé sur l’autre. L’autre, dans ce cadre de réflexion, est le parent qui a construit du mieux qu’il le pensait son enfant.
En conclusion :
Les croyances groupales parentales ou professionnelles, ne doivent pas être « prises pour des vérités devant s’imposer à tous, hors de toute contextualité ». La prise en compte des représentations du monde de chacun doit permettre d’adapter une pédagogie commune visant une évolution optimale de l’enfant déficient intellectuel. Les savoirs appris par l’expérience doivent pouvoir être partagés et ne pas être conservés comme des domaines à protéger. Au regard des avancées législatives (voir notamment la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances), ce partenariat parents-professionnels devient désormais un impératif.
Parce que les familles et les proches des usagers ont été bien souvent en situation de les accompagner et de répondre à leurs besoins avant l’intervention des professionnels, ils sont détenteurs d’une analyse sur leur situation qui est extrêmement précieuse. Il est recommandé que cette analyse soit recueillie régulièrement par les professionnels pour compléter celle qu’exprime l’usager et celle que formalisent les professionnels. L’accompagnement ou l’intervention se fonderait ainsi sur une approche aussi complète que possible des besoins, difficultés quotidiennes et ressources de l’usager.
(Auteur : M. Jean-Yves RICHIER, Docteur en sociologie)
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